La Note

Les grandes sociétés font fi de la diligence raisonnable en matière de droits de la personne

Rédigé par GIR | Oct 3, 2024 4:43:59 PM

La World Benchmarking Alliance (WBA) a publié, en juillet 2024, un rapport inquiétant sur les pratiques sociales des 2 000 entreprises les plus influentes dans le monde. Il révèle que 90 % d’entre elles n’ont pas mis en place la moitié des mesures nécessaires pour répondre aux attentes fondamentales concernant le devoir de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, le travail décent et la conduite éthique. Pire, 30 % ont obtenu une note entre 0 et 2/20, ce qui témoigne de leur manque d’intérêt ou d’attention pour ces enjeux cruciaux. Ces résultats montrent en outre qu’elles ne reconnaissent pas qu’elles ont un rôle à jouer pour favoriser un monde plus égalitaire, inclusif et juste. 

Même les premières de classe, avec des notes entre 15 et 15,5/20, ont encore beaucoup de travail à faire pour améliorer leurs pratiques. Dans le peloton de tête, on ne retrouve d’ailleurs que 15 entreprises, dont 4 sociétés nord-américaines, soit Hershey, Teck Resources, Newmont et VF Corporation. La plupart des autres sont européennes.

Diligence raisonnable et risques juridiques

Parmi les constats les plus préoccupants de la WBA pour les investisseurs, nous remarquons que 80 % des sociétés évaluées ont reçu la note 0 pour la réalisation de la phase initiale du devoir de diligence raisonnable, qui consiste à déceler, évaluer et prendre des mesures pour réduire leurs risques et leurs répercussions en matière de droits de la personne. En fait, à peine 6 % des entreprises ont pleinement mis en œuvre les premières étapes de la diligence raisonnable. Fait notable, ces dernières proviennent, pour l’essentiel, d’États dotés de directives gouvernementales et de cadres réglementaires sur les droits de la personne, à savoir l’Europe et certaines régions d’Asie de l’Est, et elles ont tendance à mener des activités dans des secteurs à fort impact sur les droits de la personne, qui ont fait l’objet d’un examen public plus approfondi et qui disposent d’outils et de lignes directrices détaillées en matière de diligence raisonnable.

Il apparaît ainsi qu’une vaste majorité de grandes entreprises n’ont cure des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme des Nations Unies. On se souviendra que ces derniers requièrent des sociétés qu’elles mettent en place un processus de diligence raisonnable pour déceler, évaluer, prévenir et atténuer efficacement les impacts négatifs réels et potentiels sur les droits de la personne qu’elles peuvent avoir ou auxquels elles peuvent contribuer par le truchement de leurs activités ou de leurs relations commerciales.

La situation pourrait toutefois changer. L’Union européenne a adopté en 2024 une directive sur le devoir de diligence (CSDDD) qui obligera les grandes entreprises européennes, de même que les grandes sociétés non européennes exerçant des activités sur son territoire, à passer à l’action, accroissant de manière appréciable les risques juridiques pour celles qui, en ce moment, négligent leurs responsabilités relatives aux droits de la personne. La directive commencera à s’appliquer à partir de 2027, ce qui devrait en motiver plusieurs à combler leur retard en matière de droits de la personne pour répondre à ses exigences. 

En effet, en vertu de cette directive, les entreprises assujetties et leurs partenaires en amont et en aval devront prévenir, éliminer ou atténuer leurs incidences négatives sur les droits de la personne et l’environnement, y compris au niveau de l’approvisionnement, de la production et de la distribution. Les contrevenantes feront face à des amendes pouvant atteindre 5 % de leur chiffre d’affaires net mondial et devront indemniser intégralement leurs victimes. La directive européenne se distingue ainsi des lois adoptées par la Californie, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada, qui sont axées sur la divulgation de l’information et la transparence et qui n’imposent que la publication de rapports sur les efforts déployés pour prévenir et atténuer certaines atteintes aux droits de la personne, comme l’esclavage moderne et le travail des enfants, sans prescrire l’adoption de mesures pour les éviter.

Salaire vital, heures de travail décentes et équité salariale

La performance des entreprises par rapport aux aspects fondamentaux du travail décent laisse aussi grandement à désirer. Par exemple, bien que plus de 60 % des sociétés publient certaines informations sur leur politique relative aux « salaires décents », à peine 4 % d’entre elles versent ou se sont engagées à payer un salaire vital à leurs employés, tandis que 3 % soutiennent le paiement d’un salaire décent dans leur chaîne d’approvisionnement, soit en en faisant une exigence pour leurs fournisseurs, soit en décrivant comment elles travaillent avec ces derniers pour assurer que leurs employés touchent un salaire vital. D’autre part, même si 45 % des entreprises divulguent des informations sur les heures de travail, seulement 3 % ont une politique à ce sujet qui est conforme aux normes de l’Organisation internationale du Travail. Ajoutons que les sociétés manquent de transparence en matière d’équité salariale, 98 % d’entre elles ne révélant pas l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans tous les pays où elles mènent des activités.

Faire de la politique à huis clos

Finalement, les résultats de l’étude de la WBA s’avèrent très décevants en ce qui concerne la conduite éthique des entreprises. Leur opacité en matière d’engagement et de dépenses politiques est particulièrement préoccupante. Alors que les 2 000 sociétés étudiées génèrent des revenus équivalant à 45 % du PIB mondial, elles se montrent fort discrètes sur la façon dont elles exercent leur influence et sur les montants qu’elles y consacrent. Du reste, seulement 11 % ont une politique qui expose publiquement leur approche sur le lobbying et l’engagement politique. De plus, à peine 5 % déclarent leurs dépenses liées au lobbying ; la WBA note que celles qui rendent compte des questions précises sur lesquelles elles font pression sont encore plus rares. Or, les sommes en jeu sont loin d’être dérisoires : les dépenses relatives au lobbying dévoilées par les entreprises s’élèvent en moyenne à 14,4 millions de dollars par an. Comme le souligne la WBA, à l’heure actuelle, les sociétés ne fournissent pas aux parties prenantes les informations nécessaires pour vérifier s’il existe un décalage entre leurs engagements publics et leurs efforts sur les plans social et environnemental et leurs pratiques de lobbying. 

Encore une fois, une directive européenne pourrait changer la donne dans les prochaines années. En effet, la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), qui pourrait toucher 75 % des 2 000 sociétés étudiées par la WBA, va exiger la divulgation d’informations sur l’influence politique et les activités de lobbying, y compris les dépenses. Les premiers rapports devront être déposés en 2025.

Sources : World Benchmarking Alliance, 90% of world’s 2,000 most influential companies failing to ensure human rights, decent work and ethical conduct, 2 juillet 2024, réf. du 25 septembre 2024, 90% of world’s 2,000 most influential companies failing to ensure human rights, decent work and ethical conduct | World Benchmarking Alliance ; World Benchmarking Alliance, 2024 Social Benchmark, 2 juillet 2024, réf. du 25 septembre 2024, Social Benchmark | World Benchmarking Alliance ; Dominique Babin, Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement : exigences et obligations pour les entreprises, BCF, 22 mai 2024, réf. du 25 septembre 2024 ; Parlement européen, Devoir de vigilance des entreprises : les députés adoptent des règles en matière de droits humains et d’environnement, 24 avril 2024, réf. du 25 septembre 2024, Les députés adoptent les règles de devoir de vigilance des entreprises | Actualité | Parlement européen (europa.eu) ; KPMG, Nouvelle loi canadienne sur la lutte contre le travail forcé, 21 juillet 2023, réf. du 25 septembre 2024, Nouvelle loi canadienne sur la lutte contre le travail - KPMG Canada