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Quand loyauté rime avec « électrochocs » et « tatouage »

La scène pourrait être tirée d’une dystopie : des employés d’Axon Enterprise attendent avec enthousiasme ou appréhension de monter sur scène pour recevoir une décharge de pistolet à électrochocs, pendant que leurs collègues scandent en cœur « Tase, Tase, Tase ». Pour les plus « loyaux » et les plus « engagés », car aux yeux de plusieurs, il s’agit bel et bien d’un test de loyauté, il est également possible de « rendre les choses permanentes » grâce à des tatouages sur le thème de l’entreprise.

Malgré ces airs de fiction ou de secte, cette histoire est bien réelle. Elle est tirée d’un long article de Reuters sur la surprenante culture d’entreprise d’Axon, le fabricant américain de pistolets à électrochocs Taser. Pour ce reportage, publié le 30 août 2023, Reuters a interrogé 63 employés et ex-employés, y compris 9 anciens cadres, et examiné une centaine de documents d’Axon, entre autres des présentations PowerPoint, des annonces internes, des notes de réunion et des textos, ainsi que 24 vidéos d’exposition réalisées soit par l’entreprise, soit officieusement par des membres de son personnel entre 2016 et 2023, dont certaines montrent de nombreuses personnes en train de recevoir une décharge de Taser.

         Le rituel de l’électrochoc

Reuters révèle ainsi que dans le cadre d’événements organisés par l’entreprise, les employés sont invités à expérimenter en public son produit vedette. Axon assure que les tirs sur le personnel ne sont pas dangereux, qu’ils sont effectués dans un environnement sécuritaire et contrôlé et que les employés ne subissent aucune pression. Néanmoins, avant de se prêter à cet exercice, ils doivent signer une renonciation, en vertu de laquelle ils abandonnent leur droit de poursuivre Axon pour toute blessure. Reuters précise que selon une copie de 2019, la renonciation les met en garde contre le risque de décès à moins 12 reprises et les prévient que des stimuli électriques répétés peuvent causer des crises d’épilepsie chez certaines personnes.

D’après les experts du monde du travail consultés par Reuters, la pratique du Taser apparaît comme un danger absurde et inutile. Jennifer Chatman, professeure de la Haas School of Business de l’Université de Californie à Berkeley, juge ainsi qu’elle est, au mieux, malsaine, au pire, dangereuse. Bien qu’environ le tiers des personnes interrogées par Reuters affirment qu’elles n’ont pas fait l’objet de pressions, d’autres considèrent que cette culture de loyauté est tout simplement toxique. Selon trois experts, dont Ann Rosenthal, conseillère principale auprès de l’administration américaine de la sécurité et de la santé au travail (OSHA) jusqu’en 2022, la pression décrite par les employés est similaire à celle que subissent les initiés des gangs ou de certaines fraternités. Mme Rosenthal estime aussi que ce recours au Taser pourrait enfreindre une disposition de la loi fédérale sur la santé et la sécurité au travail.

         Un engagement gravé dans la peau

Alors que la pratique du Taser concerne souvent, mais pas uniquement, les stagiaires et les nouvelles recrues, celle du tatouage semble s’adresser davantage aux cadres. L’exemple part de haut, puisque le chef de la direction et cofondateur de l’entreprise, Rick Smith, a déjà exhibé un logo Axon et des éclairs tatoués sur son biceps, puis un tableau de bord financier sur son bras.

Même si Axon conteste vivement le fait que des pressions ont été exercées, des anciens employés ont confié à Reuters que des dirigeants leur ont demandé à plusieurs reprises de se faire tatouer et que des femmes ont été particulièrement ciblées après que des responsables d’Axon aient exprimé leur inquiétude quant au fait que seuls des employés masculins arboraient des tatouages de la société. Notons que pour faciliter le passage à l’acte, des tatoueurs ont été invités lors de conférences internes.

         Un club de garçons peu respectueux envers les femmes ?

L’enquête de Reuters met aussi en lumière les témoignages troublants d’anciens employés qui décrivent Axon comme un club de garçons peu accueillant, voire offensant pour les femmes. Une douzaine de personnes ont par exemple déclaré que des dirigeants utilisaient parfois des mots obscènes ou à connotation sexuelle à l’égard des femmes, ce que réfute farouchement l’entreprise. Celle-ci rétorque qu’elle ne tolère ni la discrimination ni le harcèlement sur le lieu de travail et qu’elle soutient et célèbre la diversité des sexes au sein de son personnel. Cependant, Axon divulgue peu d’informations quantitatives et qualitatives sur la diversité, l’équité et l’inclusion. Dès lors, il apparaît difficile de peser la valeur et la profondeur de ses engagements, d’apprécier l’efficacité de ses efforts et de mesurer ses progrès.

         Une éthique d’entreprise discutable

Chose certaine, l’article perturbant de Reuters soulève des questions importantes sur la culture de loyauté et la gestion du capital humain d’Axon. Il risque en outre de raviver les inquiétudes d’investisseurs responsables à l’égard de sa gouvernance et de son éthique d’entreprise, qui ont été suscitées par sa décision d’aller de l’avant avec le développement d’un drone équipé d’un Taser télécommandé et non létal, malgré le rejet de ce projet par son comité d’éthique de l’intelligence artificielle (IA). En guise de protestation, 9 des 13 membres du comité ont démissionné, puis celui-ci a été remplacé par un nouveau conseil consultatif que le chef de la direction ne s’est pas davantage engagé à écouter.

À l’occasion de l’assemblée générale annuelle de l’entreprise en mai 2023, des actionnaires ont demandé à Axon d’arrêter ce projet, qui prévoit que des drones équipés de Taser pourront être employés dans les écoles et d’autres espaces publics pour mettre fin à des fusillades de masse, en recourant notamment à la surveillance par l’IA, à des prédicteurs algorithmiques et à des simulations de réalité virtuelle. Ils ont rappelé qu’une large majorité de membres du comité d’éthique de l’IA ont exprimé « de sérieuses inquiétudes concernant l’utilisation abusive du Taser et la possibilité que le déploiement de drones et de robots armés puisse augmenter le taux d’utilisation de la force », en particulier sur les personnes de couleur. En effet, l’une des préoccupations récurrentes à l’égard de l’IA est qu’elle peut perpétuer les disparités raciales et même aggraver la discrimination. De plus, des détecteurs d’agression alimentés par l’IA installés dans des écoles signalent régulièrement des comportements innocents, comme la toux, tout en ne détectant pas les cris. Enfin, le Taser, bien qu’il compte infiniment moins de victimes que les armes à feu, demeure une arme qui, dans certaines circonstances, peut être fatale. Reuters a rapporté qu’au moins 1 000 personnes sont mortes aux États-Unis après l’emploi de Taser par la police, souvent en association avec d’autres types de force. Il existe ainsi des risques non négligeables rattachés à ce projet, concernant notamment la sécurité et la vie privée des enfants, qui sont suffisamment élevés pour que le comité d’éthique de l’IA d’Axon ait recommandé son abandon. Il est fort déconcertant que son avis n’ait pas été retenu.

Sources : Beatrice Nolan, « Ex-employees at Taser-making company felt pressured to get tattooed or shocked in front of crowds, report says », Insider, 6 septembre 2023, réf. du 8 septembre 2023, Ex-Workers at Taser Company Say They Felt Pressured to Get Publicly Shocked: Reuters (businessinsider.com) ; Jeffrey Dastin, « At Taser maker Axon, ex-staffers say loyalty meant being tased or tattooed », Reuters, 30 août 2023, réf. du 8 septembre 2023, At Taser maker Axon, ex-staff say loyalty meant being tased, tattooed (reuters.com) ; Axon Enterprise, circulaire de sollicitation de procurations, 12 mai 2023